Râle-bol
Pas d’essence dans les stations-services, des perturbations dans les TGV, des retards grotesques à l’aéroport Roissy Charles-de-Gaulle. C’était là le résultat des mouvements de grève contre le relèvement à 62 ans de l’âge de la retraite en France, un projet de loi Sarkozy, qui devait passer au Sénat ce mercredi-là. Quoi que Stefan Aust eût tenté, ce n’est qu’avec un retard conséquent qu’il finit par gagner Berlin depuis Paris. Il était toujours très doué pour donner un résumé condensé de ses impressions du moment. Il s’exprima comme voici :
- La grande France me fait penser à une RDA bis.
- Comment ça ?
- Une parfaite société de réparations.
- Oui, mais la RDA n’était pas parfaite.
- La France, elle, est parfaite à sa façon !
- Parce qu’elle ne tient pas de la révolution d’Octobre, mais de la Grande Révolution française ?
- Elle ne tient d’aucune révolution.
- À partir de quoi serait-elle faite sinon ?
- Elle fait exception. La France n’est pas un programme, mais tout un état des choses.
- Qu’est-ce qui te fait dire cela ? Juste qu’il n’y ait plus d’essence dans les stations-services ?
- Nulle part dans le monde une société ne met autant d’art à s’arranger d’une grève générale que cela se fait en France. On appelle ça bricolage.
- D’après Lévi-Strauss, le bricolage correspond au principe de l’évolution.
- Pour survivre, c’est ainsi que les sociétés doivent s’y prendre.
En à peine quelques répliques, Aust avait dominé son irritation initiale. Il semblait éprouver quelque sympathie à l’égard de cette France si bizarre. Se sentait-il redevable envers les difficiles conditions de circulation de l’avoir conduit à la pensée qu’il venait d’articuler ? Stefan Aust avait peu de temps. Tous ses rendez-vous s’étaient décalés en raison du retard. Ce voyageur empressé à la pensée plus empressée encore avait particulièrement à cœur un petit souvenir: le mot ralle-balle. Il n’avait jamais rien entendu de la sorte jusque-là. Le traduire par « raffut », dit-il, serait incorrect. Il passa un bon moment à chercher une expression allemande plus valable. Tard dans la nuit il m’appela pour me demander si de mon côté j’avais trouvé une traduction. On s’en tint à ralle-balle . Il s’agissait, observa Aust, d’exprimer sans retenue sa colère contre son gouvernement. Mais cela se faisait avec une routine vieille de deux cents ans (à l’inverse d’un raffut ou d’une révolte de tisserands). Que peuvent bien entreprendre la rase campagne contre Paris et ses airs supérieurs, les ouvriers contre la majorité parlementaire, les jeunes contre les vieux, les banlieues contre le centre-ville ? Ce n’est pas l’affaire d’un peuple, d’un État, d’une société, mais d’un kaléidoscope de tout cela. À cette heure tardive de la nuit, Aust était toujours préoccupé, on le sentait, par son trajet retour, si lourdement perturbé par ce qui lui était arrivé en France.
Pas d’essence dans les stations-services, des perturbations dans les TGV, des retards grotesques à l’aéroport Roissy Charles-de-Gaulle. C’était là le résultat des mouvements de grève contre le relèvement à 62 ans de l’âge de la retraite en France, un projet de loi Sarkozy, qui devait passer au Sénat ce mercredi-là. Quoi que Stefan Aust eût tenté, ce n’est qu’avec un retard conséquent qu’il finit par gagner Berlin depuis Paris. Il était toujours très doué pour donner un résumé condensé de ses impressions du moment. Il s’exprima comme voici :
- La grande France me fait penser à une RDA bis.
- Comment ça ?
- Une parfaite société de réparations.
- Oui, mais la RDA n’était pas parfaite.
- La France, elle, est parfaite à sa façon !
- Parce qu’elle ne tient pas de la révolution d’Octobre, mais de la Grande Révolution française ?
- Elle ne tient d’aucune révolution.
- À partir de quoi serait-elle faite sinon ?
- Elle fait exception. La France n’est pas un programme, mais tout un état des choses.
- Qu’est-ce qui te fait dire cela ? Juste qu’il n’y ait plus d’essence dans les stations-services ?
- Nulle part dans le monde une société ne met autant d’art à s’arranger d’une grève générale que cela se fait en France. On appelle ça bricolage.
- D’après Lévi-Strauss, le bricolage correspond au principe de l’évolution.
- Pour survivre, c’est ainsi que les sociétés doivent s’y prendre.
En à peine quelques répliques, Aust avait dominé son irritation initiale. Il semblait éprouver quelque sympathie à l’égard de cette France si bizarre. Se sentait-il redevable envers les difficiles conditions de circulation de l’avoir conduit à la pensée qu’il venait d’articuler ? Stefan Aust avait peu de temps. Tous ses rendez-vous s’étaient décalés en raison du retard. Ce voyageur empressé à la pensée plus empressée encore avait particulièrement à cœur un petit souvenir: le mot ralle-balle. Il n’avait jamais rien entendu de la sorte jusque-là. Le traduire par « raffut », dit-il, serait incorrect. Il passa un bon moment à chercher une expression allemande plus valable. Tard dans la nuit il m’appela pour me demander si de mon côté j’avais trouvé une traduction. On s’en tint à ralle-balle . Il s’agissait, observa Aust, d’exprimer sans retenue sa colère contre son gouvernement. Mais cela se faisait avec une routine vieille de deux cents ans (à l’inverse d’un raffut ou d’une révolte de tisserands). Que peuvent bien entreprendre la rase campagne contre Paris et ses airs supérieurs, les ouvriers contre la majorité parlementaire, les jeunes contre les vieux, les banlieues contre le centre-ville ? Ce n’est pas l’affaire d’un peuple, d’un État, d’une société, mais d’un kaléidoscope de tout cela. À cette heure tardive de la nuit, Aust était toujours préoccupé, on le sentait, par son trajet retour, si lourdement perturbé par ce qui lui était arrivé en France.