L’auteur
Né en 1932 à Halberstadt (désormais ex-RDA), miraculé des bombardements alliés en 1945, il entame au lendemain de la guerre des études de musique, d’histoire et de droit. Jeune juriste, auteur d’un mémoire de thèse de doctorat traitant de l’ « autogestion des universités », il devient le conseiller juridique de l’Institut d’études sociales de Francfort dirigé par le philosophe Max Horkheimer, co-fondateur de la Théorie Critique. Ainsi, il entre en contact avec cette école de pensée dite « de Francfort » et se rapproche de Theodor W. Adorno, son représentant le plus éminent. Ce dernier cherche à dissuader le jeune Kluge de devenir écrivain au prétexte que nul ne saurait jamais mieux faire que Marcel Proust dans le cycle romanesque d’ À la recherche du temps perdu.
Pour le détourner de la littérature, Adorno lui procure un stage auprès de Fritz Lang. Pendant le tournage du film Le Tigre de Bengale (« Der Tiger von Eschnapur »), auquel il assiste alors, Kluge écrit ses premiers textes, conçus d’abord comme des ébauches de scénarios (c’est du moins ce qu’il prétendra), et qui fonderont quelques années plus tard sa renommée dans le monde des lettres d’abord, puis dans celui du cinéma. Après la réalisation de quelques courts-métrages, il se fait connaître en 1962 par la publication des Cours de vies (« Lebensläufe »), dont il fut invité à lire des extraits au cours de la réunion annuelle du très illustre Groupe 47 (Günter Grass, Hans-Magnus Enzensberger, Heinrich Böll, etc.), dont le but affirmé est de rompre avec les techniques d’expression réaliste dominantes jusqu’en 1945 et de venir à bout d’un romanesque bourgeois assez refroidi par les hécatombes de la Shoah. La même année Alexander Kluge lance avec une vingtaine de jeunes réalisateurs (parmi lesquels Edgar Reitz, Peter Schamoni, etc.) le Manifeste d’Oberhausen pour un nouveau cinéma allemand (« Le cinéma de Papa est mort »), inspiré par le cinéma français de la « Nouvelle Vague ». Quatre années plus tard il sera le premier cinéaste allemand après la Seconde guerre à être récompensé à la Mostra de Venise, pour son premier long-métrage Anita G. (« Abschied von Gestern »), dans lequel sa propre sœur, Alexandra, tient le rôle principal, un film qui tranche abruptement sur la mièvrerie du cinéma allemand pendant les années de vaches maigres au lendemain de la guerre. Ce succès auprès de la critique, confirmé deux ans plus tard par un Lion d’or pour son film Les artistes sous le chapiteau : perplexes (« Die Artisten in der Zirkuskuppel: ratlos »), fait de lui le chef de file d’un courant auquel s’associeront bientôt Wim Wenders, Volker Schlöndorff, Werner Herzog ou encore Rainer-Werner Fassbinder.
Depuis, Kluge n’a cessé d’observer et d’interroger les moyens médiatiques et la condition de l’art dans son rapport avec la société industrielle de type occidental, multipliant au fil des décennies les réflexions et expérimentations, jusqu’à s’emparer, à l’avènement des chaînes privées, du média télévisuel que depuis une vingtaine d’années il nourrit assidûment de magazines culturels à sa façon. Menant ainsi de front une carrière audiovisuelle avec une activité non moins prolifique d’écrivain, il revendique sans complexe la multimédialité, partisan d’une nécessaire complémentarité des techniques du texte, de l’image et du son. Toujours soucieux d’allier la théorie à la pratique, son attitude face à la problématique lancinante de l’écart entre créativité et réalité, s’inspire largement de la critique formulée dès 1947 par Adorno et Horkheimer dans leur ouvrage sur la Dialectique de la Raison (« Dialektik der Aufklärung »). Son deuxième long-métrage, Les artistes sous le chapiteau : perplexes, également récompensé à Venise, ne constituait à ce titre qu’un premier témoignage éloquent. Près d’un demi-siècle plus tard, à 80 ans passés, Kluge n’a non seulement rien renié mais continue d’étonner, pour ne pas dire de détonner, comme le montrent ses travaux les plus récents qui renouent plus étroitement avec le cinéma, vingt ans après son dernier long-métrage.
Si Alexander Kluge occupe une place à part dans l’univers intellectuel et artistique de l’Allemagne contemporaine, il demeure que la forte notoriété connue par lui pour le rôle effectif qu’il a joué en faveur d’un renouveau du cinéma allemand après la Seconde guerre mondiale, et qu’il continue toujours à jouer dans la sphère audiovisuelle, tend à faire oublier que pour le représentant acharné et résolu du film d’auteur qu’il fut (surnommé parfois le « Godard allemand ») sa production cinématographique continue à aller de pair, comme depuis ses débuts, avec son activité d’auteur littéraire. Si jusqu’au milieu des années 1980, Alexander Kluge a réalisé encore une quinzaine de long-métrages, souvent accompagnés d’un « livre-film » (les « Filmbücher », qui sont tout sauf de simples reprises des films concernés), pour se consacrer ensuite à une longue carrière télévisuelle, il n’en poursuivait pas moins la rédaction d’une œuvre théorique (avec le sociologue Oskar Negt) et d’une œuvre narrative considérables. Fruit de ce continuel effort créateur : sa Chronique des sentiments (« Chronik der Gefühle »), ouvrage monumental (2000 pages d’histoires) qu’après vingt années d’absence de la scène littéraire il fait paraître en l’an 2000. L’ouvrage réunit l’intégralité de ses textes de fiction alors publiés, ainsi qu’une formidable somme d’inédits. L’ensemble s’est depuis enrichi de trois nouveaux livres, atteignant désormais quelques 5000 pages, qui consacrent leur auteur comme l’un des plus éminents représentants de la littérature allemande de nos jours. En témoignent notamment le succès de ses plus récentes publications, et ce en dépit de leur volume, ainsi que les nombreux hommages reçus ou les prix littéraires (dont le prestigieux Prix Büchner en 2003) qu’il s’est vu décernés ces dernières années.
Pour le détourner de la littérature, Adorno lui procure un stage auprès de Fritz Lang. Pendant le tournage du film Le Tigre de Bengale (« Der Tiger von Eschnapur »), auquel il assiste alors, Kluge écrit ses premiers textes, conçus d’abord comme des ébauches de scénarios (c’est du moins ce qu’il prétendra), et qui fonderont quelques années plus tard sa renommée dans le monde des lettres d’abord, puis dans celui du cinéma. Après la réalisation de quelques courts-métrages, il se fait connaître en 1962 par la publication des Cours de vies (« Lebensläufe »), dont il fut invité à lire des extraits au cours de la réunion annuelle du très illustre Groupe 47 (Günter Grass, Hans-Magnus Enzensberger, Heinrich Böll, etc.), dont le but affirmé est de rompre avec les techniques d’expression réaliste dominantes jusqu’en 1945 et de venir à bout d’un romanesque bourgeois assez refroidi par les hécatombes de la Shoah. La même année Alexander Kluge lance avec une vingtaine de jeunes réalisateurs (parmi lesquels Edgar Reitz, Peter Schamoni, etc.) le Manifeste d’Oberhausen pour un nouveau cinéma allemand (« Le cinéma de Papa est mort »), inspiré par le cinéma français de la « Nouvelle Vague ». Quatre années plus tard il sera le premier cinéaste allemand après la Seconde guerre à être récompensé à la Mostra de Venise, pour son premier long-métrage Anita G. (« Abschied von Gestern »), dans lequel sa propre sœur, Alexandra, tient le rôle principal, un film qui tranche abruptement sur la mièvrerie du cinéma allemand pendant les années de vaches maigres au lendemain de la guerre. Ce succès auprès de la critique, confirmé deux ans plus tard par un Lion d’or pour son film Les artistes sous le chapiteau : perplexes (« Die Artisten in der Zirkuskuppel: ratlos »), fait de lui le chef de file d’un courant auquel s’associeront bientôt Wim Wenders, Volker Schlöndorff, Werner Herzog ou encore Rainer-Werner Fassbinder.
Depuis, Kluge n’a cessé d’observer et d’interroger les moyens médiatiques et la condition de l’art dans son rapport avec la société industrielle de type occidental, multipliant au fil des décennies les réflexions et expérimentations, jusqu’à s’emparer, à l’avènement des chaînes privées, du média télévisuel que depuis une vingtaine d’années il nourrit assidûment de magazines culturels à sa façon. Menant ainsi de front une carrière audiovisuelle avec une activité non moins prolifique d’écrivain, il revendique sans complexe la multimédialité, partisan d’une nécessaire complémentarité des techniques du texte, de l’image et du son. Toujours soucieux d’allier la théorie à la pratique, son attitude face à la problématique lancinante de l’écart entre créativité et réalité, s’inspire largement de la critique formulée dès 1947 par Adorno et Horkheimer dans leur ouvrage sur la Dialectique de la Raison (« Dialektik der Aufklärung »). Son deuxième long-métrage, Les artistes sous le chapiteau : perplexes, également récompensé à Venise, ne constituait à ce titre qu’un premier témoignage éloquent. Près d’un demi-siècle plus tard, à 80 ans passés, Kluge n’a non seulement rien renié mais continue d’étonner, pour ne pas dire de détonner, comme le montrent ses travaux les plus récents qui renouent plus étroitement avec le cinéma, vingt ans après son dernier long-métrage.
Si Alexander Kluge occupe une place à part dans l’univers intellectuel et artistique de l’Allemagne contemporaine, il demeure que la forte notoriété connue par lui pour le rôle effectif qu’il a joué en faveur d’un renouveau du cinéma allemand après la Seconde guerre mondiale, et qu’il continue toujours à jouer dans la sphère audiovisuelle, tend à faire oublier que pour le représentant acharné et résolu du film d’auteur qu’il fut (surnommé parfois le « Godard allemand ») sa production cinématographique continue à aller de pair, comme depuis ses débuts, avec son activité d’auteur littéraire. Si jusqu’au milieu des années 1980, Alexander Kluge a réalisé encore une quinzaine de long-métrages, souvent accompagnés d’un « livre-film » (les « Filmbücher », qui sont tout sauf de simples reprises des films concernés), pour se consacrer ensuite à une longue carrière télévisuelle, il n’en poursuivait pas moins la rédaction d’une œuvre théorique (avec le sociologue Oskar Negt) et d’une œuvre narrative considérables. Fruit de ce continuel effort créateur : sa Chronique des sentiments (« Chronik der Gefühle »), ouvrage monumental (2000 pages d’histoires) qu’après vingt années d’absence de la scène littéraire il fait paraître en l’an 2000. L’ouvrage réunit l’intégralité de ses textes de fiction alors publiés, ainsi qu’une formidable somme d’inédits. L’ensemble s’est depuis enrichi de trois nouveaux livres, atteignant désormais quelques 5000 pages, qui consacrent leur auteur comme l’un des plus éminents représentants de la littérature allemande de nos jours. En témoignent notamment le succès de ses plus récentes publications, et ce en dépit de leur volume, ainsi que les nombreux hommages reçus ou les prix littéraires (dont le prestigieux Prix Büchner en 2003) qu’il s’est vu décernés ces dernières années.
Vincent Pauval