Une parade pour la nuit de la Saint-Sylvestre 1918 à Paris
Comment nous apprîmes tardivement à retenir l’impression subjective sur le matériau filmé.
Cette nuit-là nous pouvions tourner sans restriction. Non seulement parce que le matériel était disponible (il fallait l’utiliser, à moins d’avoir à le ramener dans l’entrepôt, où il aurait fini par moisir), mais également parce que cette nuit-là offrait un riche éclairage. Chaque motif ou presque était largement pourvu de guirlandes lumineuses, comme si les éléments qui indiquaient typiquement la fin de cette longue guerre, se trouvaient spécialement éclairés pour l’enregistrement du film. Les troupes étaient revenues à Paris pour le réveillon. Elles campaient en banlieue et dans les environs de la capitale. Elles s’étaient préparées en vue de cette ULTIME PARADE. Le lendemain elles allaient être reconduites à leurs bases d’origine pour y être libérées. Depuis cinq heures de l’après-midi elles rejoignaient le centre-ville par les boulevards. C’était une ambiance étrangement triste que celle qui régnait sur ces cortèges. Elle ne fut pas telle que quiconque se fût réjoui de la fin de cette guerre. Pas plus qu’on semblait attristé, parce qu’on désirait revenir aux temps d’épouvante laissés derrière soi ; leur tristesse provenait plutôt de ce que l’effort de tant d’années, que cette guerre aient pu s’effectuer sans que le moindre changement dans la vie ne puisse être exigé en récompense des privations. On n’y avait que perdu.
Aidés par des électriciens de la ville, les pionniers avaient fixé des guirlandes d’ampoules sur les blindés, semblables aux guirlandes lumineuses enfilées sur les mâts des bateaux à l’occasion des parades navales d’avant-guerre. Éclairés de la sorte, les véhicules blindés semblaient avoir repris leur allure première de tracteurs. Ils transportaient des signes d’espoir tout en lumière. Ces guirlandes étaient supportées par les canons et les trains des équipages. Les fantassins avaient fixé des ampoules sur leurs casques et avançaient en rang dans des convois lumineux, tâchant de passer dans les intervalles laissés par les chars et les attelages d’artillerie. Les troupes s’approchaient de l’Arc de Triomphe par les rues attenantes, ou elles tournaient autour de ce point central sur des voies parallèles, le long desquelles étaient installées des estrades qui accueillaient les hauts commandants, les hôtes royaux et Monsieur le Président.
Rude tâche que la nôtre d’assurer ensuite le montage d’un film à partir du matériau enregistré. Ce moment nous avait captivés. Les yeux étaient fascinés par les lumières qui passaient là, devant nous, en rythme régulier (toute une nuit durant). Ces deux sensations, l’excitation de nos sens par les lumières et le sentiment de « toute une nuit », allaient plus tard se révéler introuvables sur nos rebobineuses, à l’aide desquelles nous nous apprêtions à visionner le matériau pour le couper. Impossible de restituer la relation à ce contexte qui nous avait saisis et qui se trouvait en permanence hors-champ. En fait, c’étaient toujours les mêmes images : ampoules électriques se balançant le long de fils et mouvement incessant du défilé.
Ceci nous donna de l’expérience. La fois suivante nous serions parvenus à mieux saisir cet événement peu ordinaire. Seulement, ne fallait-il pas s’attendre à ce qu’une telle FINALE DE GRANDE GUERRE soit donné de notre vivant (ou durant mon service comme caméraman des armées). Comme nous le savions désormais, il fallait braquer la caméra non pas directement sur les corps lumineux (qui séduisaient le regard), mais sur les ombres qui se déplaçaient devant les ampoules. Le matériau exposé se repère toujours à partir du point le mieux éclairé et du point le plus sombre d’un plan. Ainsi la lumière éclatante des ampoules voilait-il les péripéties essentielles qui avaient lieu au bord de son halo et surtout au centre, entre deux lampes, ou au premier plan et dont on pouvait filmer l’effet d’interruption par la lumière. Ces ombres que nous aurions souhaité enregistrer (car les yeux épris du scintillement avaient « inconsciemment » aussi vu cela), auraient rendu la tristesse dont je parlais plus haut et qui dominait l’impression donnée par le cortège. Ces impressions générales sont difficiles à saisir avec les moyens du cinéma. Ni le montage ni la longue durée d’attention qui maintient la caméra comme à l’affût dans une certaine position, ne permettent de restituer cette « impression générale ». Il faut commencer par filmer à côté de l’événement, effleurer brièvement cet événement pour capturer, avec un peu de chance, ce qui répond subjectivement et du fond du ressenti à « toute la nuit ».
(Traduit de l’allemand par Vincent Pauval)
Lien: TEXTES > Récits
Comment nous apprîmes tardivement à retenir l’impression subjective sur le matériau filmé.
Cette nuit-là nous pouvions tourner sans restriction. Non seulement parce que le matériel était disponible (il fallait l’utiliser, à moins d’avoir à le ramener dans l’entrepôt, où il aurait fini par moisir), mais également parce que cette nuit-là offrait un riche éclairage. Chaque motif ou presque était largement pourvu de guirlandes lumineuses, comme si les éléments qui indiquaient typiquement la fin de cette longue guerre, se trouvaient spécialement éclairés pour l’enregistrement du film. Les troupes étaient revenues à Paris pour le réveillon. Elles campaient en banlieue et dans les environs de la capitale. Elles s’étaient préparées en vue de cette ULTIME PARADE. Le lendemain elles allaient être reconduites à leurs bases d’origine pour y être libérées. Depuis cinq heures de l’après-midi elles rejoignaient le centre-ville par les boulevards. C’était une ambiance étrangement triste que celle qui régnait sur ces cortèges. Elle ne fut pas telle que quiconque se fût réjoui de la fin de cette guerre. Pas plus qu’on semblait attristé, parce qu’on désirait revenir aux temps d’épouvante laissés derrière soi ; leur tristesse provenait plutôt de ce que l’effort de tant d’années, que cette guerre aient pu s’effectuer sans que le moindre changement dans la vie ne puisse être exigé en récompense des privations. On n’y avait que perdu.
Aidés par des électriciens de la ville, les pionniers avaient fixé des guirlandes d’ampoules sur les blindés, semblables aux guirlandes lumineuses enfilées sur les mâts des bateaux à l’occasion des parades navales d’avant-guerre. Éclairés de la sorte, les véhicules blindés semblaient avoir repris leur allure première de tracteurs. Ils transportaient des signes d’espoir tout en lumière. Ces guirlandes étaient supportées par les canons et les trains des équipages. Les fantassins avaient fixé des ampoules sur leurs casques et avançaient en rang dans des convois lumineux, tâchant de passer dans les intervalles laissés par les chars et les attelages d’artillerie. Les troupes s’approchaient de l’Arc de Triomphe par les rues attenantes, ou elles tournaient autour de ce point central sur des voies parallèles, le long desquelles étaient installées des estrades qui accueillaient les hauts commandants, les hôtes royaux et Monsieur le Président.
Rude tâche que la nôtre d’assurer ensuite le montage d’un film à partir du matériau enregistré. Ce moment nous avait captivés. Les yeux étaient fascinés par les lumières qui passaient là, devant nous, en rythme régulier (toute une nuit durant). Ces deux sensations, l’excitation de nos sens par les lumières et le sentiment de « toute une nuit », allaient plus tard se révéler introuvables sur nos rebobineuses, à l’aide desquelles nous nous apprêtions à visionner le matériau pour le couper. Impossible de restituer la relation à ce contexte qui nous avait saisis et qui se trouvait en permanence hors-champ. En fait, c’étaient toujours les mêmes images : ampoules électriques se balançant le long de fils et mouvement incessant du défilé.
Ceci nous donna de l’expérience. La fois suivante nous serions parvenus à mieux saisir cet événement peu ordinaire. Seulement, ne fallait-il pas s’attendre à ce qu’une telle FINALE DE GRANDE GUERRE soit donné de notre vivant (ou durant mon service comme caméraman des armées). Comme nous le savions désormais, il fallait braquer la caméra non pas directement sur les corps lumineux (qui séduisaient le regard), mais sur les ombres qui se déplaçaient devant les ampoules. Le matériau exposé se repère toujours à partir du point le mieux éclairé et du point le plus sombre d’un plan. Ainsi la lumière éclatante des ampoules voilait-il les péripéties essentielles qui avaient lieu au bord de son halo et surtout au centre, entre deux lampes, ou au premier plan et dont on pouvait filmer l’effet d’interruption par la lumière. Ces ombres que nous aurions souhaité enregistrer (car les yeux épris du scintillement avaient « inconsciemment » aussi vu cela), auraient rendu la tristesse dont je parlais plus haut et qui dominait l’impression donnée par le cortège. Ces impressions générales sont difficiles à saisir avec les moyens du cinéma. Ni le montage ni la longue durée d’attention qui maintient la caméra comme à l’affût dans une certaine position, ne permettent de restituer cette « impression générale ». Il faut commencer par filmer à côté de l’événement, effleurer brièvement cet événement pour capturer, avec un peu de chance, ce qui répond subjectivement et du fond du ressenti à « toute la nuit ».
(Traduit de l’allemand par Vincent Pauval)
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