Eisenstein sur le montage de son film Octobre (1928)
Le long parcours depuis l'Antiquité jusqu'en 2013. Marx, Engels, Lénine et Ovide.
EISENSTEIN
Qu’est-ce que voulut adapter Eisenstein ? Que nous apprennent ses notes sur la « cinéfication » du Capital ? Quelle est aujourd’hui
la résonnance de textes que Karl Marx a écrits voici un siècle et
demi ? L’approche choisie est auditive. Où se situe la frontière entre
l’antique et le moderne lorsqu’il est question d’idéologie ? En 1929 ?
En 1872 ? Ou avant ? S’il savait penser, comment l’argent
s’expliquerait-il ? Le capital peut-il dire « je » ? Dietmar Dath au
sujet des thèmes centraux du fameux ouvrage de Marx. Sophie Rois à
propos d’argent, d’amour et de Médée.
Le plan
Le voilà épuisé. Nous sommes le 12 octobre 1927. La veille, il a terminé le tournage de son film Octobre. 60 000 mètres de pellicule
l’attendent, soit vingt-neuf heures de négatifs. Il faut maintenant
trier et élaguer le tout. L’effort de tourner un film est insignifiant
par rapport à celui qu’exige son montage. Sergueï Eisenstein se
retrouve ainsi devant une MONTAGNE DE TRAVAIL. Ce soir-là, il décide de tourner un film sur Le Capital
« suivant le scénario de Karl Marx ». Par « scénario », il entend le
livre même. Pendant les deux années qui suivirent, Eisenstein chercha à
réaliser ce projet, sans trouver personne pour le financer : ni le
Comité central ni la société parisienne de distribution Gaumont ni
encore les grandes compagnies hollywoodiennes. Le 30 novembre 1929, il
se trouve à Paris, assis face à James Joyce. Devenu quasiment aveugle,
incapable de lire lui-même, Joyce lui fait écouter, à l’aide d’un
phonographe, des extraits d’une lecture de son roman Ulysse. Eisenstein a l’intention de porter à l’écran soit le livre de Joyce –indépendamment du Capital –, soit de réaliser ce dernier en procédant selon le modèle littéraire d’Ulysse.
« SE DIT CINÉMATOGRAPHIQUE, LE FILM DONT LE SUJET PEUT SE RÉSUMER EN DEUX MOTS »
Une mine imaginaire: ce qu’Eisenstein attend du « nouveau cinéma » Ce projet magnifique qu’a eu Eisenstein, de porter à l’écran Le Capital,
je le considère comme une MINE IMAGINAIRE. On peut y trouver des
fragments, mais on peut aussi trouver qu’il n’y a strictement rien à y
découvrir. « Ce qu’un film omet fait la critique de ce qu’il montre. »
Cette
manière aussi respectueuse d’évoquer les plans d’un maître comme
Eisenstein s’apparente à des fouilles archéologiques sur un site
antique; bien plus que débris et trésors, c’est soi-même qu’on y
découvre. Il est à noter que les meilleurs textes de Marx sont eux aussi
enfouis sous des monceaux de gravats laissés par l’Histoire. Si on
creuse, on tombe avant tout sur des outils. Les outils et instruments
d’analyse conçus par l’ingénieux théoricien Marx, sont d’une extrême
rareté. Mais plus étonnantes encore, sont les propositions que fait
Sergueï Eisenstein dans ses notes sur l’avenir du cinéma :
•
Il propose d’abandonner complètement l’intrigue de type linéaire.
Il est nécessaire, dit-il, de faire des films qui ressembleraient à
des boules (à des étoiles donc ou des planètes, évoluant librement
dans l’espace et dont la gravitation engendrerait des dramaturgies
d’allure sphérique). De même pour les livres ! Dans la pratique, cela
donnerait des ouvrages pharaoniques, tout entiers faits de
commentaires, tel le Talmud de Babylone.
• Il faudrait
suppléer au montage cinématographique, poursuit Eisenstein, par des
effets qui, dans le domaine musical, correspondent aux harmoniques ;
par des images qui puissent créer simultanément plusieurs canevas dans
la tête des spectateurs, afin de nourrir au moyen du cinéma cette
diversité qui se crée d’elle-même à l’intérieur de chacune d’entre
elles. Comme dans la musique sérielle moderne, dans les compositions
dodécaphoniques par exemple, Eisenstein soutient l’autonomie du
spectateur (face à la force de persuasion du film) et celle du
matériau (assimilé grâce au sens artistique). C’est que les hommes,
dit Eisenstein, sont des êtres complexes.
• Pourquoi
ne pas projeter tels quels les 60 000 mètres de si précieuse matière
filmée ?, se demande Eisenstein bien en peine de la commuer en
2000 mètres de film d’usage. Il est attesté que ce type de projections
n’a jamais manqué, depuis que le cinéma existe, de remporter un
vif succès. De telles tentatives n’en demeuraient pas moins rares !
Plutôt que le modèle rythmique offert par Walter Ruttmann dans Berlin, symphonie d'une grande ville,
il serait tellement plus intéressant pour nous de disposer du
matériau d’origine, complet et sans coupes, miroir fidèle de la ville
de Berlin en 1927 ! Eisenstein affirme qu’il y a méprise à considérer
le cinéma comme une fabrique à sensations. Il conviendrait,
en revanche, de revenir vers les pratiques d’une culture extensive
de l’expérience.
Nous assistons aujourd’hui à l’inflation
du réel. L’univers objectif nous dépasse, mais nous n’en avons pas
moins raison de craindre ces réserves massives de subjectivité qui ont
échappé à la conscience. Il est dangereux, avec la méthode et
l’exigence de Marx de s’exposer à cette réalité en 2013 : on y
perdrait tout son courage. Il faut avoir un brin d’inconscience pour
composer avec elle. Il faudrait croiser Marx (et aussi Eisenstein)
avec Till l'Espiègle et François Rabelais pour parvenir à une
confusion susceptible de favoriser un réagencement des connaissances
et des émotions.
« L'UTOPIE S'AMÉLIORE À MESURE QUE NOUS L'ATTENDONS »
Pourquoi l’« Antiquité idéologique » ? Tout présent
(parce qu’il s’attache à la pratique) a besoin d’une théorie. Les
points de repères appropriés sont ceux qui sont extérieurs aux
évènements actuels.
Jadis, sur les côtes européennes, sévissaient
des pilleurs d'épaves. Ils déplaçaient les fanaux grâce auxquels les
marins s’orientaient, de manière à faire échouer les navires dont
ils s’appropriaient alors la cargaison. C’est pourquoi mieux vaut en
matière de navigation se fier aux astres, car on ne saurait les
changer de place. Dans l’Antiquité, l’usage voulait que l’on élève les
héros (Hercule, par exemple) au firmament.
Que sont au juste les images ? Les écritures
sont-elles des images? Lorsqu’on raconte quelque chose
oralement, quelles images suscite-on en l’auditeur ? Le film se fait
dans la tête du spectateur. Et ce, dans une salle de cinéma bien
remplie, dans un espace public propre, où les personnes présentes
réagissent entre elles. L’espace public et l’autonomie des images (qui
appartiennent aux personnes mêmes) sont des éléments que le cinéaste
doit savoir manier.
C’est la raison pour laquelle il ne
faut pas que l’image à l’écran dépossède le spectateur de ses propres
images. Il convient de procéder par association, fragmentation,
en ménageant des interstices afin de rendre possible une interaction
entre le spectateur et le film. Ainsi s’explique que les séquences
écrites, caractéristiques des films muets, parlent tant par l’image.
Inversement, il existe également des images que le spectateur est à
même de « comprendre » et de relire comme des textes.
Que sont au juste les images? Dans un chapitre fameux de la Critique de la raison pratique, consacré au schématisme,
Emmanuel Kant s’étonne que tous les hommes aient l’idée de ce
qu’est un chien (il appelle cela le « chien transcendantal »), bien
qu’il n’en existe, toutes races confondues (du Pékinois au
Saint-Bernard), aucune image commune. En d’autres termes:« Des
pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts,
aveugles. »